C’est un passage obligé pour les Nord-Coréens qui, au péril de leur vie, parviennent à gagner le Sud : un séjour de trois mois au centre d’accueil de Hanawon, censé leur enseigner les règles régissant leur nouvel univers. Avant le grand saut dans le monde réel…
« On ne peut pas vous donner l’adresse ; c’est secret. Mais, au terminal de l’autobus à Anseong, le taxi vous conduira. Si vous venez en voiture, ce qui est préférable, on vous guidera. » Le tout doit prendre un peu plus d’une heure à partir du centre de Séoul, précise notre interlocuteur.
Nous partons donc en voiture vers Hanawon, le centre d’accueil des réfugiés nord-coréens. Mais l’autoroute a raison de notre guimbarde. Soudain, elle s’arrête, dégageant une odeur de caoutchouc brûlé. Après plusieurs essais infructueux pour trouver un taxi, l’administration du centre propose de venir nous chercher. Nous quittons enfin les lieux chauffés par un soleil de plomb pour nous installer dans un 4 ×— 4 climatisé. Avec une compassion certaine, Mme Shin Sun-hee, une toute jeune femme élégante, nous a apporté une bouteille d’eau.
Elle en profite pour nous rappeler quelques consignes : oui, nous pourrons poser des questions après la présentation générale en anglais. Non, nous ne pourrons pas parler avec les réfugiés… « D’ailleurs, je vous avais bien prévenue ! » Un brin agressive : les journalistes, elle connaît ! Enfin, et surtout, pas de photos, ni des gens, ni des lieux. « Vous pourrez voir les enfants, mais sans leur parler. »
Le temps de formuler ces recommandations, nous voilà arrivés, après avoir traversé villages, forêt et rizières. Double barrière, passeports laissés à l’entrée, nous pénétrons dans cette drôle d’école où les migrants nord-coréens vont découvrir le libre marché et la concurrence à la sud-coréenne. Des immeubles en brique abritent une école pour les adultes et une autre pour les enfants, ainsi que les dortoirs.
Malgré l’environnement bucolique, pelouses et petites fleurs, on a l’impression d’être dans un vaste internat, certes propre et net, mais totalement clos. Un sentiment renforcé par le survêtement bleu marine griffé de jaune fluo que portent hommes et femmes — seuls les enfants échappent à l’uniforme — et par la clôture grillagée surmontée de barbelés. « C’est pour se protéger des passeurs », commente Mme Shin en voyant nos regards s’y attarder. Ceux qui ont aidé à franchir la frontière clandestinement réclament en effet leur dû, parfois violemment.
Le directeur du centre, M. Seung Hun-jung, nous reçoit fort aimablement, flanqué de Mme Shin, dont les talons claquent sur le pavé. Et c’est parti pour la présentation PowerPoint. Aucun document ne nous sera remis, le programme comme l’endroit étant strictement confidentiels. Nous pouvons prendre des notes, mais pas davantage.
Ici, les immigrés venus du Nord sont appelés « transfuges » — un nom qui fleure bon la guerre froide. Avant de devenir citoyens du Sud, ils doivent rester trois mois dans cet endroit, sans recevoir de visite, même s’ils ont déjà de la famille dans le pays. Ils n’ont pas non plus le droit de sortir, sauf en groupe (surveillé). Seuls sont autorisés les appels à partir de cabines. Il n’y a évidemment pas de téléphones portables.
Entre deux mille et trois mille personnes passent chaque année par cette étape obligatoire. En 2012, il y avait officiellement près de vingt-cinq mille ex-Nord-Coréens dans le pays. Avant de s’asseoir sur les bancs de cette école très spéciale, ils subissent un interrogatoire de trois semaines mené par les agents du National Intelligence Service (NIS), histoire de s’assurer qu’il n’y a pas d’espion parmi eux et qu’ils sont bien tous originaires de la République populaire démocratique de Corée (RPDC). En effet, certains Sino-Coréens cherchent à profiter de l’aubaine pour quitter le territoire chinois, nous précise M. Seung. Ils sont aussitôt refoulés.
Une fois reconnus comme de véritables transfuges, les réfugiés peuvent être accueillis à Hanawon. Sept sur dix sont des femmes, quelquefois accompagnées d’enfants, car il est sans doute « plus facile pour elles de tromper la vigilance. Les hommes sont souvent rivés au bureau ou à l’usine, et leurs déplacements plus surveillés », explique le directeur. En tout cas, les femmes sautent le pas, aidées par des structures religieuses clandestines, des organisations non gouvernementales (ONG) ou des passeurs dûment rétribués. Pas question de franchir la frontière terrestre entre les deux pays : la si mal nommée zone démilitarisée (DMZ) de quatre kilomètres de largeur qui coupe la péninsule en deux compte un nombre extravagant de soldats nord et sud-coréens, ainsi que de militaires américains. Le plus simple est de traverser le fleuve Tumen, frontière naturelle entre la Corée du Nord et la Chine. Certains restent dans les villages frontières (1) ; d’autres traversent le pays pour rejoindre le Laos ou la Thaïlande avant de pouvoir atteindre la Corée du Sud. Dans tous les cas, le périple s’avère incertain et dangereux.
Depuis deux ans, le nombre de réfugiés a baissé de près de moitié, en raison d’un plus grand contrôle frontalier de la part des autorités chinoises et, plus marginalement, d’une certaine amélioration des conditions de vie des habitants de Pyongyang.
Pour les nouveaux arrivés, la première étape est consacrée aux tests et à une « remise en forme physique et psychologique ». Les réfugiés sont très souvent passés par la Chine, où ils ont « vécu dans des conditions épouvantables », indique M. Seung. Certaines femmes ont été violées, même si peu en parlent. Quant aux interrogatoires des services secrets avant l’admission, ils n’ont visiblement rien d’une partie de plaisir. Même le principal de l’école pour enfants, droit dans ses bottes et ferme sur ses principes, les ajoute à sa liste des traumatismes subis par ses petits élèves. Dentistes, médecins, psychiatres sont mobilisés dans des locaux modernes. La misère de l’exil se répare ici… du moins en partie.
Ensuite, on passe aux choses sérieuses : l’apprentissage des valeurs de la République de Corée, pendant cent vingt heures. Il faut « déformater » les esprits. Au programme : le capitalisme, l’entreprise, la citoyenneté…
Tout commence par les vertus de l’économie de marché, en une dizaine d’heures. « Nous abordons à la fois les questions de fond et les aspects pratiques », indique le directeur. Quand on insiste pour connaître les points réellement enseignés, il résume, légèrement agacé : « Il faut transmettre la culture de l’entreprise, faire percevoir le rôle de l’entreprise privée, l’importance des questions financières. Des sujets comme ceux-là, quoi… »
L’investissement, le profit, les placements financiers, le chômage, le rôle des chaebols (2) ? M. Seung élude nos demandes de précisions, assurant que, de toute façon, « il n’est pas certain que [les élèves] comprennent vraiment les cours théoriques qu’on leur donne ». Quant à l’apprentissage pratique, « pour ceux qui viennent de Chine et qui y ont séjourné plusieurs mois, voire plusieurs années, l’économie privée et la concurrence ne sont pas une découverte ». Quoi qu’il en soit, beaucoup de ceux qui arrivent ont vu fleurir, chez eux, l’économie souterraine : « Ils savent déjà que l’Etat n’assure plus tout et qu’il faut prendre des initiatives. » Bref, ce ne sont pas des analphabètes sortis du fin fond de leur campagne. Néanmoins, l’enseignement semble n’avoir pas été modifié depuis 1999, date à laquelle la première école a été ouverte. Les professeurs emmènent les pensionnaires au marché pour qu’ils apprennent à faire leurs courses, à utiliser une carte de crédit, à gérer leur budget.
Il faut aussi, insiste le directeur, leur inculquer « la façon de se comporter dans l’entreprise », leur donner des notions sur l’organisation du travail et la manière de se vendre : « Ils ne savent pas chercher le travail qui sera le mieux payé. » Certains Nord-Coréens passés par là prétendent qu’on leur conseille d’éviter de participer aux manifestations. Mais M. Seung assure que « le droit du travail est enseigné, de même que le rôle des syndicats ». En clair, résumera-t-il à la fin de notre entretien, « on leur apprend le capitalisme ». On avait compris.
L’enseignement aborde aussi la « véritable histoire de la péninsule coréenne », laquelle n’a pas grand-chose à envier à la « véritable histoire de la péninsule coréenne » vue par feu Kim Il-sung. Les méchants d’un côté, les bons de l’autre. « On leur montre ce qu’est la démocratie. On leur dit : “Maintenant, vous êtes en Corée du Sud, vous devez reconnaître la légitimité de la nation sud-coréenne.” Car ils ont vécu jusqu’ici avec l’idée que nous n’étions pas la vraie nation coréenne. »
Une fois assuré le formatage des esprits, on passe aux questions pratiques et à la préparation à l’emploi : enseignement intensif de l’utilisation des machines électriques et des techniques de soudure pour les hommes. Les femmes, elles, apprennent le travail de bureau, la couture, la cuisine… Cette répartition est posée comme une évidence. De toute façon, comme l’explique Mi-kyong, femme de ménage rencontrée dans un grand hôtel de Séoul, « nous, les Nord-Coréens, nous n’avons que les emplois que refusent les nationaux ». Les emplois « 3 D », comme on les appelle ici : dirty, difficult, dangerous (« sales, durs, dangereux »).
Mi-kyong se sent toutefois privilégiée : « La journée de travail est longue, mais ce n’est pas dangereux. » Sa cousine est employée dans une usine chimique dans des conditions épouvantables, si l’on en juge par sa description. Elle n’a pas un mauvais souvenir de Hanawon, car quand elle est arrivée, il y a cinq ans, elle était « à bout, maigre et épuisée ». Mais, aujourd’hui encore, « le réveil à 6 h 30 du matin et l’appel, comme à l’armée », lui résonnent aux oreilles. C’est le premier souvenir qu’elle évoque, avant celui de l’apprentissage de la langue ou de l’informatique…
L’exposé de son chef achevé, Mme Shin nous fait consciencieusement visiter les locaux, vides à cette heure-ci : la salle d’ordinateurs, les classes et la salle de prière pour les protestants, où l’on célèbre le culte chaque samedi. En ce mois de mai, un sapin de Noël trône toujours, abondamment décoré, avec des recommandations religieuses simplement dessinées. La moitié des résidents participent au culte, et « beaucoup découvrent ce qu’est la religion », nous explique fièrement Mme Shin. Les ONG chrétiennes prennent souvent le relais quand les réfugiés quittent Hanawon. Les Eglises, puissantes en Corée du Sud, les accueillent alors dans leurs centres d’hébergement, enseignement religieux en prime. De l’autre côté du couloir, la salle avec un autel bouddhiste : « Pour l’égalité, mais c’est beaucoup moins fréquenté », commente notre guide. Toutefois, l’école ne sert pas qu’à purger les esprits et à remplir les têtes : elle apporte aussi une aide concrète. On peut ainsi y obtenir son permis de conduire.
Après trois mois de ce régime, les réfugiés reçoivent de l’argent pour payer la caution d’un appartement (très petit, compte tenu de la somme allouée) et 7 millions de wons (un peu moins de 5 000 euros), dont 4 sont versés immédiatement, le solde trois mois plus tard. Selon Mme Shin, il arrive fréquemment que les passeurs qui les ont aidés à fuir récupèrent l’argent dès qu’ils sortent.
Dehors, ils vont vite apprendre le vrai capitalisme — pas celui du directeur de Hanawon. Chez les sous-traitants des sous-traitants, ils font le sale boulot. Ils travaillent sur les chantiers de construction, dans la chimie, ou encore à la maintenance dans l’industrie des semi-conducteurs ou dans l’automobile. Comme M. Ang Jong-seung, dont nous faisons la connaissance chez M. Kim Young-chun. L’un fabrique des sièges de voiture chez un sous-traitant de Kia. L’autre est cadre dans une société de logiciels dont il taira le nom. Rencontre improbable ailleurs qu’à Hanawon. Depuis onze ans qu’ils sont à Séoul, ils se voient deux ou trois fois par an. M. Ang a le visage marqué par la fatigue, tandis que M. Kim a adopté l’uniforme du parfait cadre sud-coréen : costume bleu marine ajusté, chemise blanche, cravate. « C’est Jong-seung qui m’a soutenu quand nous sommes arrivés, raconte-t-il avec un sourire. J’étais déçu. L’école nous traite comme des arriérés. Ce qu’on nous apprend, c’est de l’idéologie. » Après, il faut se débrouiller. « Ils feraient mieux d’évaluer nos compétences et de nous aider à nous orienter. » M. Ang ne partage pas cet avis : à Hanawon, il a passé son permis. Même s’il n’a pas de voiture (« je ne gagne pas assez »), il trouve cela bien.
En fait, aucun ne veut vraiment se replonger dans le passé. Ni celui de la vie en RPDC, où l’un et l’autre ont laissé leur famille. Ni celui des premiers pas en République de Corée, qui furent douloureux. M. Kim, dont le diplôme d’ingénieur n’a pas été reconnu, a dû reprendre ses études, travailler et travailler encore. Tous deux s’accordent pour dire qu’ici la vie est très dure, plus dure qu’ils ne l’avaient imaginé. La solidarité qui existait au-delà du 38e parallèle est totalement absente. Et les « frères sud-coréens » les traitent avec mépris, quand ce n’est pas avec méfiance, notamment lorsque se produisent des incidents avec Pyongyang.
Il arrive que certains fassent le chemin inverse. Tel ce pêcheur qui est reparti pour le Nord en emportant le bateau de son patron, et dont l’histoire a été abondamment commentée. Exceptionnel, le phénomène n’en était pas moins inimaginable il y a une décennie. Au point que Séoul commence à s’en inquiéter. « La politique envers les transfuges doit être plus attentive aux besoins des Nord-Coréens », écrit The Korea Times (3). Cette analyse a le don de mettre en colère le porte-parole du ministère de l’unification, M. Kim Hyung-suk, qui nous reçoit le jour même de la parution de l’article. « On ne me fera pas croire qu’on vit mieux là-bas ! » — « là-bas » désignant dans son esprit l’« empire du Mal », avec lequel on peut sans doute dialoguer, mais sous conditions. Si personne, évidemment, ne prétend que la vie est plus douce au Nord, beaucoup assurent qu’elle est, à coup sûr, anormalement difficile au Sud pour les réfugiés.
MM. Ang et Kim ne regrettent pas leur départ. Mais tous deux se disent déçus par leur installation ici : « Nous serons toujours des transfuges. »
Martine Bulard
______________________________________________________
(1) Cf. le film du Chinois Zhang Lu La Rivière Tumen, 2010.
(2) Les chaebols sud-coréens sont des groupes tentaculaires, sans équivalent dans le monde, dont le plus important est Samsung. Lire « Samsung ou l’empire de la peur », Le Monde diplomatique, juillet 2013.
(3) Jun Jie-hye, « NK defector policy needs fix », The Korea Times, Séoul, 20 mai 2013.
HANAWON
Rattrapage intensif pour les réfugiés du Nord / Rééducation capitaliste en Corée du Sud
par Martine Bulard, août 2013